A la mémoire du soldat breton Laurent injustement fusillé pour l’exemple. Ne parlant pas français, il ne pouvait se défendre.
L’audience de la Cour spéciale de Justice militaire du 9 décembre 1914, a été particulièrement importante et a présenté, nous allons le voir, un intérêt poignant, car elle a permis de dévoiler la façon scandaleuse dont parfois la justice a été rendue aux armées.
Deux victimes des conseils de guerre, deux véritables martyrs, condamnés à mort et fusillés dans des conditions qui soulèvent l’indignation, ont vu leur innocence proclamée par la Cour. Les condamnations, prononcées sans aucun souci des règles de la justice, révélaient le mépris dans lequel, à l’arrière de la zone des armées, on tenait parfois la vie humaine, particulièrement celle du combattant, et l’on reste interdit devant certaines circonstances particulièrement odieuses de ces tristes procès.
Nous retracerons aujourd’hui les faits de la première de ces deux affaires, celle du soldat Laurent, du 247ème régiment d’infanterie, condamné à mort et fusillé pour mutilation volontaire, sous la qualification d’abandon de poste en présence de l’ennemi.
Dans la nuit du 1er octobre 1914, dans un combat de patrouille et au cours à une vive fusillade, Laurent est blessé à la main gauche. Après avoir passé au P.C. du commandant de compagnie, il se rend au poste de secours. De là, il est dirigé sur l’infirmerie divisionnaire.
Nous le retrouvons à Châlons, en prévention de Conseil de guerre. Le 18 octobre, il est traduit devant le Conseil de guerre du Quartier général de la 4ème Armée, sur citation directe du général commandant l’armée, sans qu’aucune plainte ait été déposée.
Laurent, originaire de Mellionnec (Côtes-du-Nord), ne parle que le breton et ne peut se défendre.
Sur quelles bases s’appuie l’accusation ? Ici, nous constaterons un fait incroyable, qui dépasse l’imagination.C’est au vu d’une seule pièce que la condamnation a été prononcée, et cette pièce est un certificat médical, délivré par le médecin principal Buy, médecin-chef de l’hôpital d’évacuation de Châlons.
Or, ce certificat était tiré à la polycopie, longtemps à l’avance. D’un type uniforme pour tous les soldais blessés à la main, il a été établi une fois pour toutes. A l’audience où Laurent a été condamné à mort, six de ces certificats ont aussi été délivrés, pour six soldats appartenant à des unités différentes, alors que n’importe quel médecin dira qu’il n’y a pas, en médecine, deux cas semblables.
En voici d’ailleurs le libellé : le tatouage très net des bases de la plaie prouve que le coup a été tiré à bout portant. La présomption de mutilation volontaire ressort de ce que l’orifice d’entrée dit projectile et le tatouage siègent du côté de la paume de la main.
Combien le médecin principal Buy a-t-il délivré de ces certificats omnibus, qui étaient des ordres de mort ? Convoqué devant la Cour, il n’a pu le dire, mais il a fait cette déclaration stupéfiante : « Lorsqu’il y avait une note d’un médecin ou d’un chef qui indiquait qu’il n’y avait pas dû avoir de mutilation volontaire, je ne délivrais pas le certificat. Lorsque je n’a vais aucun renseignement, je le délivrais. »
Dans le doute, il envoyait au poteau !
Et ce médecin principal, qui a soutenu devant la Cour qu’il avait la conscience tranquille, était cependant si peu rassuré qu’il a avoué être allé mendier un apaisement auprès de ceux qui avaient assisté les condamnés à leurs derniers moments, et il a prétendu avoir su qu’ils avaient avoué, en confession, leur culpabilité. Je pense que tous nos camarades aumôniers, et nous tous, quelles que soient nos convictions religieuses, qui les avons connus au front, s’élèveront avec indignation contre la misérable accusation qui leur a été lancée de trahir le secret de la confession.
Que va faire le Conseil de guerre, composé de trois militaires de la gendarmerie : un colonel, un capitaine, un maréchal des logis et deux officiers d’état-major non combattants ? Il ne fait procéder à aucune instruction, à aucune enquête. Il ne se préoccupe en aucune façon des circonstances dans lesquelles la blessure a été produite, il ne fait pas le moindre effort pour vérifier les dires de l’accusé, qui ne connaît que quelques mots de français et ne sait se défendre.
Un mur est établi entre Laurent et ses camarades ou chefs de la tranchée, qui ignorent. Livré aux hommes de l’arrière, il est jugé par eux, suivant une affreuse parodie de justice.
Quelques semaines après, seulement, son commandement de compagnie apprend son sort Il faut entendre la protestation douloureuse de son capitaine, qui l’avait envoyé lui-même au poste de secours : « Pourquoi a-t-il été condamné? Je n’ai porté aucune plainte, aucune punition. Je ne sais rien. Laurent était on soldat dévoué et s’était vaillamment battu. »
Il avait d’ailleurs été immédiatement pansé par un de ses voisins de tranchée. On pouvait facilement retrouver des témoins, reconstituer la scène. Le Conseil de guerre, délibérément, a refusé de s’éclairer.
En l’occurrence, une instruction, même sommaire, eut démontré la non culpabilité de Laurent, mais en l’absence de tous renseignements sur les faits, pouvait-on le condamner sur une simple constatation médicale? En pareille matière, la doctrine médico-légale est qu’il faut être excessivement prudent et que la présence de points noirs autour de la plaie n’est même pas souvent une preuve absolue que le coup ait été tiré à bout portant.
Ceci souligne l’inconcevable et criminelle légèreté du médecin qui a osé faire établir des certificats en série. Le rapport du docteur Paul, l’éminent médecin légiste, que la Cour de justice avait commis comme expert dans le procès de révision, contenait sur ce point une sévère leçon : « Le médecin, concluait-il, ne peut et ne doit dire qu’il s’agit d’une mutilation volontaire, fait qui ne peut résulter que de l’ensemble des constatations médicales, mais, et surtout, de l’enquête à laquelle il doit être procédé. »
Ces derniers mots contiennent en outre la condamnation sans réplique de la conduite du Conseil de guerre, qui a commis un véritable attentat à la justice en jugeant sur ce chiffon de papier.
La mémoire de Laurent et la cause de sa veuve et de ses enfants ont été défendues avec chaleur par notre camarade Plateau directeur de l’Union Fédérale, qui a élevé la protestation de tous les anciens combattants, contre le scandale d’une pareille condamnation.
La Cour, en déclarant l’innocence de Laurent, a accordé à ses ayants-droit, le montant des dommages-intérêts qui étaient demandés.
L. François – Extrait du Journal des MutiléS
Titre de l’article : L’Ancien combattant : journal de l’Association des mutilés et anciens combattants de la Grande Guerre
Photo : https://monumentsmorts.univ-lille.fr/monument/17150/mellionnec-presdeleglise/